Bruxelles
Trouble Festival #13 (avant première)
Bruxelles
Présence artificielle
DARK est le nouveau spectacle sous forme de parcours de Kris Verdonck / A Two Dogs Company. Un guide vous conduit à travers trois variations sur la notion d'absence à l'heure de l'intelligence artificielle.
On dit souvent de la technologie qu'elle finira pour nous remplacer : la machine prendra la place de l’ouvrier·e, les métros seront entièrement automatisés, les guichets des trains et des banques seront remplacés par des applications et des distributeurs automatiques, etc. Que diriez-vous de faire traiter votre voix ou votre image par l'IA, puis de regarder et d'écouter ce que votre double numérique a à vous dire ? Se faire remplacer en sa propre présence relève en effet d’une toute autre expérience.
Il ne s'agit donc pas d'un robot, d'une machine ou d'un algorithme qui remplace un être humain. Vous êtes remplacé·e par... une version de vous-même. Est-ce de la paresse, de la fascination, du narcissisme ? Ou bien le désir d'être remplacé par un double renvoie-t-il à un désir démiurgique, à l'envie profonde de créer soi-même des êtres humains ? Cette fois, il ne s'agit ni d'un homoncule comme dans l'alchimie, ni d'un androïde, mais d'une entité composée de langage et d'image. Plutôt que de nous transformer en dieux·déesses, nous courrons cependant le risque de devenir des figurant·es de notre propre existence.
Il existe entretemps des applications qui vous permettent de vous « dédoubler » de sorte qu'à votre décès, vos ami·es, vos proches ou votre famille puissent continuer à interagir avec votre avatar d'IA. Il existe également des applications grâce auxquelles vous pouvez façonner un partenaire IA qui vous parlera tous les jours, vous enverra des messages et générera des photos de « sorties » amusantes, éventuellement avec des enfants générés par l'IA. Il s'agit de formes plus extrêmes de conversations avec ChatGPT et autres chatbots. Le point commun de ces IA est qu'elles confirment la plupart du temps des biais et sont souvent utilisées pour combler le vide des utilisateur·ices solitaires. L’autre, la diversité d’opinions, disparaît ainsi davantage de l'expérience quotidienne.
Avec DARK, Kris Verdonck explore cette expérience inédite combinant absence et présence. Les applications d'IA telles que les chatbots et les partenaires numériques sont les nouveaux fantômes technologiques. Ils ont la particularité de ne pas toujours être perçus comme des fantômes. Ce ne sont pas des « absences présentes » comme le fantôme classique des défunt·es. Une image ou une voix perçues comme « vraies » par le·la spectateur·ice acquièrent une dimension réelle. Dans une certaine mesure, il importe dès lors peu que cette voix ou cette image « existe » réellement. Le professeur de robotique japonais Masahiro Mori a imaginé le concept de la Vallée de l’étrange en 1970 pour établir un lien entre l'empathie pour les objets et leur ressemblance avec les humains : plus ils ressemblent aux humains, plus nous éprouvons de l'empathie pour eux. Il existe cependant un point critique à partir duquel nous « tombons » dans la Vallée de l’étrange : l'objet familier et mort devient trop réel ou « vivant » et, par conséquent, il devient littéralement unheimlich (sans foyer). Il ne peut plus être classé parmi les catégories existantes et se retrouve dans la zone grise des choses vivantes. Les robots et les partenaires IA vont encore plus loin. Ils ne sont plus « dans », mais de l’autre côté de la « Vallée de l'étrange » ; l’empathie accrue a relégué le caractère « umheilich » à l'arrière-plan.
Les deepfakes et les chatbots d'IA en disent long sur l'état de la technologie, mais également sur le sens de la réalité de leurs utilisateur·ices. Sur notre vulnérabilité face à la duperie, sur la fragilité de notre sens de la réalité. Sur la façon dont le langage et les images influencent notre perception, notre expérience et nos sentiments. Avec l'avènement de l'IA, tout est potentiellement réel et irréel. Tout peut être obsédant, tout peut être théâtral.
Cette tension entre la présence et l'absence, le vrai et le faux, l'humain et la technologie se manifeste dans chacune des trois performances de DARK. L'artiste, le danseur, le joueur, le musicien « original » est doublé par une forme d'avatar. Pour les spectateur·ices, il s'agit toujours d'une expérience en direct. Avec DARK, Kris Verdonck / A Two Dogs Company poursuit son travail sur l'absence et la relation entre l’être humain et la technologie. Cette représentation sous forme de parcours constitue une nouvelle étape qui se place dans la continuité de précédents formats similaires tels que ACTOR #1 (sur les objets en tant que performeurs) et IN VOID (sur les machines qui continuent à performer, après les humains).
Quel corps vit dans la boîte noire de l'internet ? DARK fait référence à l'espace sombre dans lequel réside notre corps virtuel. Ce corps est en train de se désagréger, il ne peut pas être maintenu ensemble et peut-être n'existe-t-il pas du tout. Le public est assis en cercle autour de la scène et dans la pénombre. La lumière, le son, le mouvement et le corps sont reliés par des médias interactifs. Une figure se profile dans l’obscurité, apparaissant et disparaissant. Telle une marionnette, elle est suspendue dans le vide, tordue, à la merci d'une machine qui semble la contrôler - sans que l'on sache exactement qui ou quoi est cette machine. La physicalité de l'interprète est incertaine, palpable, mais invérifiable.
Nous passons chaque jour des heures derrière des écrans, à scroller sur les réseaux sociaux et les sites d'information ou à naviguer sur des applications de rencontres et TikTok. L'impact de cette relation qu’on entretient avec les applications et les appareils sur lesquels nous les utilisons peut difficilement être surestimé. Des heures de distraction, de désinformation, de publicité et de contenu inutile déterminent notre vision de nous-mêmes et du monde. Grâce aux algorithmes qui renforcent nos préférences, nous sommes en outre pris dans une « boucle » : les idées sont confirmées, ou nous sommes ciblé·es en fonction de notre genre, de notre affiliation politique, de notre âge, de nos centres d'intérêt, etc. Il est étrange que nous consacrions tellement de temps et d'attention à des applications et des contenus dont nous ignorons la source, la nature de leurs intentions ou ce qu'ils nous font vraiment. Derrière l'écran noir et lisse du smartphone se cache une boîte noire, pilotée par des algorithmes visant le profit et l'influence. Devant l'écran : le corps de l'utilisateur·ice, qui vit virtuellement sa propre vie.
Dans l'espace théâtral, DARK explore cette autre boîte noire : l'espace derrière l'écran de l'ordinateur ou du smartphone et les algorithmes et l'intelligence artificielle nichés derrière toutes sortes de réseaux sociaux et de chatbots. Quelque part dans cette boîte noire, un corps virtuel vit sur Instagram, Tinder ou TikTok, tandis qu'ici, un personnage reste immobile, assis dans une pièce, le corps penché sur un écran. Le vrai « moi » vit en ligne. Quel corps vit dans cette boîte noire qu'est l'internet ? À quoi ressemble un corps dans cet environnement ? Fragmenté, complètement manipulé par des algorithmes, des robots, des stimuli. Une sorte de corps contre nature qui rappelle les poupées de Hans Bellmer. Hermétiquement isolé du monde matériel, piégé dans le monde virtuel. Ce qui reste : un corps en ligne transformé en un cri paniqué d'affirmation dans un monde virtuel-réel déconcertant.
ACT #2 est une installation performative dans laquelle une voix parle dans un espace sombre. La treizième et dernière partie de Texts For Nothing (1952) de Samuel Beckett, portée par la voix de Johan Leysen, résonne dans une pièce où s'empilent des couvertures grises. ACT#2 est une ode à Leysen, décédé en 2023. Il a joué le monologue central de ACT (2020), un triptyque créé par Kris Verdonck / A Two Dogs Company autour de l'œuvre de Samuel Beckett et de ses Texts For Nothing. Verdonck a ensuite travaillé avec la scénographie du spectacle. Le public lui-même entre à présent dans l'espace qui était auparavant la scène de l'acteur. La scène devient un tombeau, ou la boîte crânienne de l'acteur dont la voix distinctive se prolonge dans le crépuscule.
Pour ACT #2, la voix de Leysen sera traitée par une application d'intelligence artificielle afin de lui redonner vie. Beckett s’est toujours intéressé aux derniers médias et technologies. Il a déconnecté la voix et le corps et a souvent placé ses personnages dans la zone crépusculaire entre l'existence et la disparition. L'IA offre une perspective différente à cet égard. On a parfois l'impression que la voix de Beckett est la dernière présence humaine sur la planète, d'une énorme solitude. Elle parle au sujet et depuis la perspective d'un personnage en quête de paix, soit dans le silence, soit dans une histoire ordinaire et une vie ordinaire. Mais les pensées et la voix dans la tête ne s'arrêtent pas. Après le silence succède la pensée, même dans le silence, des mots apparaissent sur le papier. L'absence de l'acteur et le flux continu de la voix prennent un nouveau sens grâce à l'utilisation de la technologie de l'IA. La voix reste vraiment après la mort, il n'y a pas de garantie de paix. Même dans le silence, les pensées et les mots continuent d’affluer.
La mort de l'acteur, remplacé par une copie de sa voix, devient presque un signe avant-coureur de la fin du théâtre. Demeure une installation théâtrale avec une voix et des objets qui vont et viennent. Les tissus montent et descendent, dans un cycle sans fin. Depuis l'obscurité, les mots continuent de résonner, les pensées de grincer, dans un dernier cri longtemps annoncé qui veut tout effacer, tout en annonçant qu'il continuera d'exister avec acharnement.
BRASS #2 est un orchestre fantôme. Trois sousaphones jouent seuls et semblent flotter dans l'espace. Ces instruments automatisés font partie des recherches de Verdonck sur un théâtre après l’être humain. Maxime Denuc compose de la musique électronique et a travaillé ces dernières années avec des orgues contrôlés par ordinateur comme s’il s’agissait de puissants synthétiseurs. Pour BRASS #2, il a créé une pièce sonore inspirée des principes de la musique circulaire. Les sousaphones ont été développés par Decap, spécialiste de la fabrication d'instruments de musique automatiques. Leurs mouvements rotatifs créent un effet doppler au ralenti, les sons se confondant parfois et s'éloignant ensuite les uns des autres.
L'émotion humaine et la capacité d'abstraction s'expriment peut-être le plus fortement dans la musique et la pratique d'un instrument. La musique est aussi un élément des dieux, depuis les sons célestes du mont Olympe jusqu'à l'harmonie des astres qui se répercute dans l'univers. Dans BRASS#2, cette incarnation de l'humanité est étoffée par des machines et des algorithmes. Néanmoins, le son a des traits humains : il respire, souffle, « s'exerce » et s'échauffe. Dans un mouvement perpétuel, les instruments sont suspendus dans un espace sombre - leur matériau brille, mais le corps sur lequel ils reposent normalement, les poumons qui insufflent l'air à l'instrument, ne sont plus là.
Concept/mise en scène : Kris Verdonck
Dramaturgie : Kristof van Baarle
Creation & Coordination technique : Vincent Malstaf
Technique : Daniel Romero Calderon
Composition: Maxime Denuc
Acteur (voix): Johan Leysen
Acteur (live) : Jeroen Van der Ven
Avec le soutien de : Tax Shelter du Gouvernement Fédéral belge, Les autorités flamandes, la Commission de la communauté flamande